Les marchés financiers globalisés contre la transition écologique | Finance Watch

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Les marchés financiers globalisés contre la transition écologique

Introduction

Le monde du XXIème siècle est dirigé, au sens de commandé, par les marchés financiers et les mathématiques qui les orientent. Ni l’homme de la rue, ni les élus, ni les intellectuels pour la plupart n’y comprennent grand-chose. La plupart des économistes utilisent des modèles relativement simples, et ignorent tout des mathématiques financières. Les experts de la finance sont tranquilles, à l’abri des regards indiscrets. Du point de vue de la démocratie, et de l’ « empowerment citoyen », c’est tout à fait choquant. Mais nous avons la chance que Nicolas Bouleau soit là. Il est un éminent scientifique spécialisé dans les mathématiques financières, de ceux qui prennent le temps de prendre un nécessaire recul. Et grâce aux images simples, accessibles à tous, qu’il prodigue tout au long de ce livre, il nous faire toucher du doigt des notions complexes, qui sans lui ne seraient accessible qu’à une minorité d’hyper diplômés en mathématiques financières.

Son ouvrage permet d’aller au-delà des critiques habituelles faites à la spéculation, « amorale », et aux marchés financiers, pour leur rôle dans l’instabilité et le court–termisme de l’économie, dans la course à la croissance, dans la croissance du chômage et des inégalités. Ces critiques sont faites depuis longtemps, mais rien ne change. Avec une critique plus profonde, qui va au cœur du système financier, l’auteur propose aussi une nouvelle solution, radicale, pour réduire l’influence néfaste des marchés financiers actuels sur nos économies.

1. Les cours des produits financiers dépendent de leur volatilité, et non pas d’une tendance générale des prix de leurs sous-jacents

Prenons l’exemple d’une devise que l’on peut acheter aujourd’hui au cours de 10 : c’est le sous-jacent. Et d’une option (c’est le produit dérivé), c’est-à-dire d’un contrat que l’on peut acheter auprès d’une banque, et qui donne la possibilité d’acheter cette devise au cours de 15 dans trois mois. Nous avons l’intuition que cette option vaut d’autant plus cher que la tendance du prix de la devise est orientée à la hausse. Mais c’est faux. Ce que démontre la théorie mathématique, plus précisément la théorie de l’arbitrage, c’est que le prix de cette option ne dépend pas de la tendance du cours de la devise, mais uniquement de l’agitation du cours de la devise, qui s’appelle la volatilité. C’est un résultat général pour tous les types d’options.

La théorie de l’arbitrage

La théorie de l’arbitrage sert à modéliser mathématiquement le comportement de spéculation. Elle est née dans les années 1970. Comme la théorie de la gravitation pour le fonctionnement de l’univers, elle est centrale pour comprendre la structure des marchés financiers, mais elle n’explique pas tout : la théorie de la gravitation n’explique pas pourquoi Saturne a des anneaux. La théorie de l’arbitrage décompose le prix des actifs cotés sur un marché en deux composantes. Une partie « martingale », et une partie « tendance ». La « martingale » est la partie des cours qui est liée au hasard, qui varie de manière erratique. La « tendance » est la partie qui permet de mesurer une évolution plus régulière sur une période de temps. La théorie de l’arbitrage permet de calculer un « juste prix » pour les produits financiers dérivés, tel que ces produits ne puissent générer un profit (ou une perte) qu’en contrepartie d’une prise de risque : un prix tel qu’aucun profit ne soit certain. Le résultat central de la théorie est que le juste prix ne dépend pas de la tendance du cours, mais uniquement de la partie « martingale », ou encore, de la volatilité.

Dit autrement, pour les cours qui sont modélisés par les modèles en vigueur sur les marchés financiers de produits dérivés, qui utilisent cette théorie, l’agitation des cours est la source d’un aléa de grandeur telle que la tendance des cours est négligeable en comparaison.

Plus il y a de spéculation, plus la théorie marche

La théorie de l’arbitrage décrit d’autant mieux les marchés organisés que spéculation y est plus perfectionnée. Ce résultat est dû à la structure logique de la théorie, qui décrit une situation où personne ne peut faire de profit sans risque. La théorie décrit un marché saturé de spéculation, et crée les conditions dans lesquelles la spéculation se perfectionne. En effet, la théorie permet de repérer des cours qui permettraient de profiter d’opportunités d’arbitrage sans risque. Alors, tous les spéculateurs qui utilisent cette théorie vont se précipiter sur ces opportunités pour profiter des aubaines ainsi identifiées : les prix relatifs vont s’ajuster, et les opportunités de gains sans risque vont s’atténuer, puis disparaître.

La spéculation s’est considérablement sophistiquée

Depuis les années 1980, avec la digitalisation, la spéculation s’est considérablement sophistiquée. Mentionnons l’apparition du trading haute fréquence, du traitement massif de données (big data), de l’intelligence artificielle. Auparavant, la spéculation était une activité personnelle intuitive et artisanale. Depuis les années 2000, c’est un travail de spécialiste, avec de très gros moyens. Il y a une course à la détection d’arbitrages qui modifie la structure des cours, en les rapprochant des cas d’application parfaits de la théorie. Un bon spéculateur sait que les techniques connues sont déjà appliquées et ne donnent pas grand-chose. Il mise sur ses moyens de détection et de stockage pour lui permettre d’apercevoir ce que les autres ne voient pas.

En se perfectionnant de plus en plus, la spéculation crée une dynamique historique par laquelle le profit par spéculation est de plus en plus difficile pour le commun des mortels. En remplaçant « spéculateur » par pêcheur et « profit « par poisson, disons que la pêche se fait de plus en plus avec des radars et des sonars, et que le pêcheur individuel a de plus en plus de mal à attraper du poisson.

La volatilité, comme une fumée produite par les moteurs économiques

La théorie ne peut cependant pas prédire les cours, car elle ne peut pas prévoir le moment des crises, ni, par exemple, la politique de prix de l’OPEP pour le pétrole. La théorie ne dit qu’une seule chose : la forme des trajectoires de prix peut être quelconque, mais elle sera affectée de volatilité. La volatilité n’explique pas l’agitation des marchés, mais la mesure. Elle est comme une pollution, une fumée, produite par les énormes moteurs qui dominent l’économie.

La courbe des cours ne peut suivre une ondulation bien lisse, car cette tendance engendrerait des mouvements qui la corrigeraient. Elle va plutôt ressembler à un massif montagneux escarpé. Ou encore, au mouvement d’un tuyau d’arrosage souple, sous la poussée du jet d’eau et lorsqu’on le prend trop loin de l’embout (« l’arrosoir aléatoire »).

Le rôle structurant de la spéculation dans la détermination du prix

Il existe deux types de marchés. Les marchés de l’économie traditionnelle (Marx, Say…), que l’on peut appeler « socio-répartis ». Chaque bien, chaque vendeur, chaque acheteur et chaque contrat ont des caractéristiques particulières. C’est le cas du marché du travail ou de l’immobilier. Les transactions sont longues, et un comportement spéculatif éventuel doit tenir compte des caractéristiques particulières de chaque bien.

Le deuxième type de marchés peut s’appeler un marché « socio-spéculatif ». Les biens et les contrats sont standardisés, les échanges fluides et rapides. C’est le cas du marché des devises, des actions des entreprises et des matières premières standardisées. La spéculation intervient sur ces marchés et y jour un rôle structurant pour déterminer la valeur d’échange des biens. En retour ces prix ont une influence considérable sur toute l’économie : toute entreprise industrielle voit ses prix d’achat conditionnés par celui des matières premières, toute entreprise agricole voit ses débouchés contraints par les prix, par le biais des grossistes.

La poussée du libre-échange vers le « marché total » tente de transformer les marchés du premier type en marchés du second type.

Les marchés « efficients », une imposture intellectuelle, un mensonge de la finance

Le prix Nobel d’économie en 2013, Eugène Fama, a appelé « efficients » les marchés décrits par la théorie de l’arbitrage, c’est-à-dire des marchés où la spéculation profitable est particulièrement difficile, et où tout arbitrage sans risque est impossible. Or, dans de tels marchés, comme nous l’avons vu, la volatilité est maximale. Appeler ces marchés « efficients », c’est faire comme si la volatilité n’existait pas. C’est comme si on décidait d’appeler « en bonne santé » les individus qui mobilisent le plus fort budget de santé, avec diagnostic et traitement alors que c’est justement le cas des grands malades ! Et pour les nombreux économistes qui comprennent « efficience » comme la base de la justification de l’économie de marché, elle se trouve ainsi rattachée à la partie la plus pointue des mathématiques économiques. En changeant le sens des mots, c’est la racine de la connaissance qu’on attaque, par la violence institutionnelle.

2. Le rôle des marchés financiers organisés n’est plus de coordonner les échanges par les prix, mais de secouer les prix en imposant une myopie générale, et les produits dérivés comme lunettes correctrices

La volatilité empêche la formation du signal-prix

Les produits dérivés n’ont pas calmé la volatilité des cours, bien au contraire. La volatilité des marchés de devises, d’actions et de matières premières n’a cessé de croître depuis leur invention dans les années 70, et le prix des produits dérivés est lui-même très agité.

L’économie du libre-échange financiarisée crée des grandeurs irrégulières et agitées que sont les prix. Réalisés par les marchés financiers, ces prix dissimulent les tendances sous-jacentes qui sont les informations les plus importantes, et les plus cruciales pour l’avenir. Lorsque les grandeurs s’agitent fréquemment, il faut des indicateurs d’effets cumulés pour distinguer des tendances longues. Pour les effets du climat par exemple, il faut observer le niveau cumulé des sables ou des glaces sur une longue période, ou encore les fissures d’un bâtiment, pour déceler des évolutions longues.

Dans les domaines où les humains influencent leur environnement, les indicateurs d’effet cumulé se trouvent donc nécessairement en dehors des prix de marché. Il faut construire ces indicateurs, par des jauges de mesure des grandeurs physiques, à l’extérieur du royaume de l’économie.

Non seulement le volume des émissions de gaz à effet de serre, mais aussi les réserves d’eau potable, les stocks alimentaires, les indicateurs de biodiversité, devraient guider les industriels et les gouvernements dans leurs décisions, et non les prix déterminés par les marchés financiarisés.

La volatilité empêche de voir la rareté

Une idée courante inspirée par l’économie néo-classique est que l’épuisement progressif des ressources épuisables va faire monter les prix. Cette montée des prix serait bénéfique, car elle forcerait le ralentissement de la pression anthropique sur ces ressources. Mais cette idée est fausse. Presque toutes les ressources physiques sont échangées sur des marchés financiarisés. Sur ces marchés, la courbe que suit le prix comporte en fait trois phases. Une première période dite d’adaptation, où les entrepreneurs vont utiliser des produits dérivés pour couvrir leur risque d’approvisionnement. Il y a de la volatilité. Puis, la ressource commence à se raréfier, il y a davantage d’incertitudes : la volatilité augmente, le cours a des amplitudes de plus en plus grandes. A cause de cette volatilité, les investissements dans des procédés industriels alternatifs sont très lents, très difficiles, et la durée des transitions est imprévisible. Le prix s’effondre ensuite, lorsque des alternatives existent et que la ressource n’est plus nécessaire. Dans aucune de ces phases la tendance du prix n’est prévisible, et la rareté due à l’épuisement ne se voit.

La volatilité empêche l’investissement

Considérons un agriculteur devant des choix d’investissement pour les années à venir : plantation, achat de matériel, construction…Le prix de ce qu’il vend lui est imposé par des grossistes, qui se réfèrent aux prix des cargos[1] déterminés eux-mêmes par les marchés financiers. Les incertitudes sont telles qu’il est fortement incité à ne pas se lancer dans des investissements.

Pourquoi les produits dérivés ne constituent-ils pas un signal de décision, qui puisse remplacer le signal prix ? C’est parce que par la volatilité, le marché global impose à l’ensemble des acteurs les inquiétudes que ressentent les spéculateurs, qui se traduisent par le coût et l’agitation élevée des produits dérivés. Les marchés financiers organisés sur denrées alimentaires, depuis les années 2000, ne servent plus principalement à couvrir des risques, mais à prendre des positions.

3. Soustraire la transition écologique à l’aveuglement des marchés financiers mathématiquement ultra performants

Pour toutes ces raisons, la transition écologique ne pourra advenir tant que les marchés financiers globaux et mathématisés aveugleront les décideurs.

Ce qui est primordial est de reconstruire un système d’information et de perception sur l’état social et environnemental de la planète, avec des indicateurs non financiers, basés sur des grandeurs physiques. Les scientifiques, qui sont aujourd’hui la catégorie sociale la plus sensible aux biens communs, la plus tournée vers la défense de la biodiversité, la plus réticente aux solutions artificielles d’hyper productivité, doivent jouer un rôle clé pour mettre en place ce nouveau système de mesure. Ils sont aussi obligés d’intégrer les interrogations que suscite l’inquiétude liée au changement climatique dans leur travail scientifique. Ils doivent trouver là un nouveau fondement à leur discours, non plus pour sonner les trompettes du progrès, mais en assumant plus sérieusement que les autres les inquiétudes qu’ils comprennent aussi mieux.

Ils doivent aussi dénoncer radicalement toutes les croyances à une harmonie naturelle créée par les marchés financiers. Les grandes institutions qui gouvernent le monde aujourd’hui (FMI, OMC, Big 4, grandes institutions financières et think tanks internationaux), étendent le royaume de la finance non plus dans l’espace, c’est déjà fait, mais dans le champ des valeurs et des croyances. Ces institutions sont myopes et fumigènes. Il faut les cantonner, réduire leurs prérogatives, et faire émerger, par le combat d’idées, une Organisation Mondiale de la Transition (OMT), qui gagnera sa légitimité politique par la participation des citoyens, et la structuration de multiples initiatives locales.

Et redonner sa juste place, une place agissante, à la connaissance désintéressée.

Mireille Martini

[1] Le terme « cargo » (du nom des bateaux qui transportent les cargaisons de matières premières traitées sur les marchés) est utilisé sur les marchés financiers pour déterminer un stock physique par opposition à un collatéral financier.

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