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Le désinvestissement des combustibles fossiles – Une perspective élargie sur le nouveau défi moral lancé au secteur financier

Climate Change
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A propos de l’auteur

Fabien Hassan est analyste chez 2° Investing Initiative, un think-tank basé à Paris qui oeuvre pour l’alignement du secteur financier avec les objectifs d’atténuation du changement climatique. Fabien est ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm à Paris, diplômé en économie. Il a aussi étudié à Sciences-Po Paris, Princeton University, et l’Université Libre de Berlin. Il possède son propre blog sur le site du magazine Alternatives Economiques.

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What kind of institutions are divesting?

Fossil Free Mind Map, “Do The Math”, 350.org (2012)

Pour lutter contre le changement climatique et réduire les émissions de CO2, les organisations de défense de l’environnement ont désigné l’ennemi : les entreprises qui explorent et exploitent les combustibles fossiles. Le mouvement de désinvestissement est apparu pour convaincre les investisseurs de cesser de financer ces entreprises. Encouragé par des succès impressionnants malgré les oppositions, le mouvement porte en germe une grande avancée : il force les investisseurs à tenir compte de leur impact sur l’économie réelle. 

Investir pour un meilleur avenir

Depuis 2012, les investisseurs du monde entier sont confrontés à une nouvelle revendication des organisations environnementales : retirer tous leurs fonds investis dans les entreprises du secteur fossile. Emetteurs de gaz à effet de serre (GES), les majors du charbon, du gaz et du pétrole sont pointées du doigt comme responsables du changement climatique. Le mouvement de désinvestissement lancé par 350.orgdemande aux investisseurs de s’engager à cesser de financer les combustibles fossiles, et de vendre leurs participations dans ces secteurs : « Nous voulons que les leaders institutionnels bloquent immédiatement tout nouvel investissement dans les entreprises de combustibles fossiles et cèdent leurs participations directes et leurs fonds en copropriété comprenant des obligations et des actions de sociétés cotées de cette industrie » (gofossilfree.org/fr/).

Si vous n’avez jamais entendu parler de ce mouvement, peut-être y voyez-vous un moyen incongru de mobiliser la société civile contre le changement climatique : le sujet est très technique, peu de gens s’intéressent à l’usage fait de leur épargne, en encore moins à celle de leur université, de leur ville, ou de leur compagnie d’assurance. 

En tant que campagne, grâce à une base militante bien organisée et à une bonne communication, le mouvement de désinvestissement a obtenu de remarquables résultats. Aux Etats-Unis, où tout cela a commencé, de prestigieuses universités comme Stanford se sont très vite engagées. Elles ont été rejointes par des investisseurs responsables, dont des fondations, des collectivités et des communautés religieuses (voir graphique ci-dessus).

Deux exemples attestent de la réussite du mouvement. En 2014, le fonds Rockefeller Brothers s’engage. Le symbole est d’autant plus fort que la famille Rockefeller est à l’origine d’Exxon, la plus grande entreprise pétrolière du monde. Le président du fonds se justifie par un beau parallèle : « John D. Rockefeller, le fondateur de Standard Oil, a sorti l’Amérique de l’huile de baleine, au profit du pétrole. Nous sommes certains que s’il était vivant aujourd’hui, en homme d’affaires astucieux, il regarderait vers le futur, et sortirait des combustibles fossiles pour investir dans une énergie propre, renouvelable ».

Puis en 2015, le Parlement norvégien annonce que son fonds souverain, le plus important du monde avec 900 Mrds de $, quitte le secteur du charbon, touchant plus d’une centaine d’entreprises. Encore une fois, le symbole est fort : le fonds est constitué des revenus de décennies d’exportation de pétrole. Même ceux qui ont fait fortune sur les ressources fossiles semblent penser que le futur est ailleurs.

Face à ce succès, un retour de bâton constitué de commentaires et d’articles très négatifs dénonce le désinvestissement comme un mouvement hors de propos ou dangereux, voire les deux. Il faut admettre que le mouvement soulève certaines questions : que faire des fonds retirés ? Faut-il mélanger la morale et la finance ? Et, problème central pour les investisseurs, est-ce un engagement risqué susceptible de réduire la rentabilité des fonds ?

Désinvestir, ou s’engager

Selon une étude de MSCI, les investisseurs ayant cédé leurs participations dans les entreprises fossiles ont eu un rendement légèrement plus élevé au cours des cinq dernières années. Face au désinvestissement, l’argument de la perte de rentabilité n’est donc pas le plus pertinent.

La limite principale du désinvestissement est l’impact. La vente d’actions a-t-elle le moindre impact sur le comportement des entreprises ? En théorie, si un nombre suffisant d’investisseurs décide de vendre, la demande d’actions diminue et le prix des actions baisse. Cette baisse de prix peut augmenter le coût du capital pour les entreprises fossiles, et réduire leur capacité à investir.

En pratique, la demande d’actifs liquides tels que les actions des majors pétrolières est si importante qu’il est impossible de distinguer un quelconque impact. Selon l’influente étude « Kay Review », les marchés sont justement structurés de manière à rendre les ventes inoffensives pour les entreprises : « L’actionnaire mécontent sort uniquement en trouvant quelqu’un d’autre pour prendre sa place. Cette substitution n’élimine pas l’impact de la sortie, mais elle la réduit énormément » (Kay Review, 2012). Ceux qui rejoignent le désinvestissement seront remplacés par d’autres investisseurs, moins conscients des enjeux climatiques, qui ne poseront pas de questions, et les entreprises pourront continuer comme avant.

Alors, quelle est l’alternative ? Certaines des institutions qui ont refusé de souscrire au désinvestissement, comme l’Université de Harvard, mettent en avant l’engagement auprès des entreprises. En gardant leurs actions, les investisseurs responsables gardent leurs droits de vote et leur influence. Ils peuvent poser des questions, soumettre des résolutions en Assemblée Générale, et même renvoyer les administrateurs refusant de tenir compte du changement climatique.

L’engagement progresse, mais reste marginal. Pour un investisseur, cette voie implique d’analyser les politiques d’investissement de chaque entreprise, d’élaborer des alternatives stratégiques, et de former des coalitions d’actionnaires. Ces actions ont un coût. Pour un investisseur qui désapprouve la stratégie d’une entreprise, la solution la plus simple consiste à vendre ses actions : « La structure et la régulation des marchés-actions aujourd’hui met en avant de façon excessive la sortie (exit) par rapport à la protestation (voice), ce qui a souvent conduit à une implication superficielle et de faible qualité de la part des actionnaires » (Kay Review, 2012).

Selon Carbon Tracker, une ONG britannique qui a contribué à faire émerger la réflexion des investisseurs sur l’impact financier des politiques climatiques, le désinvestissement et l’engagement sont des approches complémentaires. La sortie et la protestation ne sont pas que des alternatives : elles « se renforcent l’une l’autre » vers « un système énergétique plus sûr pour le climat » (Mark Fulton, conseiller de Carbon Tracker, dans la Harvard Business Review, 2014).

Le précédent sud-africain

Les défenseurs du désinvestissement savent que l’impact financier de leur mouvement risque d’être limité. Ils pensent cependant pouvoir contribuer à mobiliser la société civile. Faire pression sur une université pour qu’elle désinvestisse est un moyen de nourrir le débat sur le changement climatique, de remettre en question nos habitudes et nos modes de vie. « Avant d’être une stratégie économique, le désinvestissement est un acte moral et politique » (gofossilfree.org/fr).

Le désinvestissement des combustibles fossiles peut être comparé à toutes sortes de campagnes de boycott. Parmi celles-ci, les militants de GoFossilFree se réfèrent fréquemment au mouvement anti-Apartheid des années 1980. Selon eux, il « a contribué à briser les reins du gouvernement d’apartheid et à ouvrir la voie à une ère de démocratie et d’égalité » (gofossilfree.org/fr).

Le régime sud-africain a-t-il réellement été renversé par le désinvestissement ? Des chercheurs ont tenté de mesure l’impact du mouvement. Ils observent un effet, mais en assimilant le désinvestissement et le retrait pur et simple d’entreprises américaines d’Afrique du Sud (Posnikoff, 1997). Si l’on exclue ces retraits, la conclusion est sans appel : à Harvard en 2014, un panel  conclue que « les preuves sont claires, le désinvestissement des actions exerce une pression faible, voire inexistante, sur une entreprise pour changer son comportement ».

La raison avancée est exactement celle qui figurait dans la Kay Review : « Même une campagne de désinvestissement au retentissement spectaculaire ne toucherait qu’une fraction des actionnaires d’une entreprises, et il y aurait certainement de nombreux individus et sociétés pour racheter les parts vendues ». Le désinvestissement sera toujours minoritaire, les actions trouveront toujours preneurs. En tant qu’arme financière, le désinvestissement est, au mieux, impuissant. En tant que campagne aux effets directs, l’impact du désinvestissement est plus important. Ainsi, le mouvement a donné naissance à des initiatives parallèles, comme l’Appel de Paris, soutenu par une centaine d’organisations, et qui demande aux banques de cesser de financer l’industrie du charbon, tout en dénonçant publiquement les banques les plus « charbonnées ».

Cet élan renforce le mouvement de désinvestissement, et pourrait conduire d’autres investisseurs à céder leurs actions dans le charbon, le gaz, ou le pétrole. Même les gestionnaires les plus prudents pourraient être tentés : l’étude du cas sud-africain monte qu’au niveau d’un portefeuille, le désinvestissement n’augmente pas nécessairement les risques (Rudd, 1979).

Une étude remarquable évalue les coûts du désinvestissement pour un investisseur (Grossman & Sharpe, 1986). Selon la portée de la décision, le coût de transaction initial est estimé à 0,41% de la valeur du portefeuille, un coût faible mais loin d’être négligeable.

Gestion active et gestion passive

Pour comprendre ces coûts de transaction, il faut rappeler qu’une grande partie des investisseurs gèrent leurs fonds de façon passive. Au contraire des investisseurs actifs qui choisissent chaque titre, les investisseurs passifs se contentent de répliquer les indices. Dans ce cas, le désinvestissement n’est même pas une option : la gestion passive constitue justement à minimiser l’écart de suivi (l’écart entre la performance d’un fonds et celui de l’indice répliqué). La thèse sous-jacente, c’est qu’acheter tous les titres – liquides – revient à acheter une part de l’économie. Les investisseurs s’épargnent une analyse titre par titre : la faible performance d’une société est mécaniquement compensée par les meilleurs rendements de ses concurrents.

Une conséquence de l’investissement passif est un transfert de compétences : les gestionnaires passifs n’ont pas besoin d’analystes-actions, ou de prévisions économiques. Ils n’ont en réalité pas besoin de beaucoup de ressources, ce qui réduit les frais de gestion.

Les investisseurs passifs ont besoin d’un gestionnaire d’actifs compétent, capable de répliquer un indice. A son tour, celui-ci a besoin d’un fournisseur d’indices fiable. Finalement, la valeur ajoutée et le cœur de l’intelligence résident dans l’analyse quantitative d’experts capables de définir un ensemble de préférences mathématiques, de calculer un nouvel indice, de mettre en œuvre les règles de trading qui permettront de le répliquer au mieux, de minimiser les frais de gestion et de proposer des solutions de couverture.

En d’autres termes, nous sommes dans un monde dans lequel le calcul de corrélations et la valorisation de produits sont plus « utiles » que l’analyse des activités économiques des entreprises proposées à la bourse. Avec un univers composé de quelques milliers de titres liquides dans le monde, il est possible de créer un nombre infini d’indices.

Une alternative au désinvestissement consiste ainsi à investir dans des indices bas-carbone ou zéro-fossiles, où le fournisseur d’indices exclue les entreprises émettant trop de CO2, selon ses propres – et souvent complexes – règles et définitions.

Recréer le lien entre finance et économie réelle

Forcer les investisseurs à tenir compte de l’impact de leurs décisions sur l’économie réelle est probablement l’apport essentiel du désinvestissement. C’est aussi le plus démoralisant : dans un monde de liberté des flux de capitaux, de dérégulation, et de politiques monétaires souples, il est impossible de percevoir l’effet de telles décisions, même lorsqu’elles rassemblent d’impressionnantes coalitions d’investisseurs institutionnels.

L’espoir, c’est que l’attention croissante portée aux conséquences financières du changement climatique conduise l’industrie financière à aller au-delà du rendement à court terme, et à repenser son impact sur l’économie réelle. En 1967, Adolf Berle écrit : « La seule contribution [de l’actionnaire] à une autre personne que lui-même est le maintien de la liquidité pour d’autres actionnaires qui souhaiteraient convertir leur portefeuille en cash. Manifestement, il ne peut pas et n’a pas l’intention de contribuer à l’effort managérial ou entrepreneurial ». Pour les investisseurs, le mouvement de désinvestissement est une opportunité de lui donner tort. Enfin.

Fabien Hassan

 

Bibliographie

  • Grossman, B. R., & Sharpe, W. F. (1986). Financial implications of South African divestment. Financial Analysts Journal, 42(4), 15-29.
  • Kay, J. (2012). The Kay review of UK equity markets and long-term decision making. Final Report, 112.
  • Meznar, M. B., Nigh, D., & Kwok, C. C. (1994). Effect of announcements of withdrawal from South Africa on stockholder wealth. Academy of Management Journal, 37(6), 1633-1648.
  • Posnikoff, J. F. (1997). Disinvestment from South Africa: They did well by doing good. Contemporary Economic Policy, 15(1), 76.
  • Rudd, A. (1979). Divestment of South African Equities: How Risky?. The Journal of Portfolio Management, 5(3), 5-10.
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