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Les leçons de l’histoire II : Les “Trente Demoiselles de Genève” et la Révolution Française

Financial self-defense
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Cet article est le deuxième d’une série intitulée “Les leçons de l’histoire”, qui vise à fournir des éléments de contexte historique aux problématiques financières aujourd’hui.

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Auguste Couder – Les états généraux de 1789 – Wikimedia Commons

Quel est le point commun entre la crise financière, la Révolution Française, et les enfants de la bourgeoisie suisse du 18ème siècle ? En un mot, la titrisation.

Une des principales causes de la Révolution Française réside dans une crise de la dette publique. La France du 18’eme siècle, contrairement à l’Angleterre, n’a jamais réussi à équilibrer ses finances, ce qui l’a poussé à faire défaut à plusieurs reprises. En 1789, Louis XVI, qui s’était engagé à ne jamais faire défaut, choisit de convoquer les Etats Généraux pour trouver de nouvelles ressources. C’est le début de la Révolution.

L’ancienne méthode de financement du déficit public

C’est alors qu’entrent en scène les petites filles de la bourgeoisie suisse. Comment ? La forme de dette publique la plus courante à l’époque est la rente viagère. Le souscripteur verse une somme fixe à l’Etat, en échange de quoi il reçoit un certain pourcentage de cette somme chaque année jusqu’à sa mort. Je prête 100 à l’Etat en 1700, et je reçois 10 jusqu’à ma mort. Vers 1690 déjà, le taux versé au rentier dépend de son âge. Plus la personne est âgée lors de la souscription, plus elle reçoit chaque année, ce qui permet d’équilibrer les revenus sur une vie. Pour l’Etat, peu importe donc que le souscripteur soit jeune ou âgé, le coût est à peu près le même.

Pour différentes raisons, encore discutées aujourd’hui, le gouvernement français a choisi de revenir à la technique plus sommaire des rentes “à taux fixe” autour de 1760. Cela signifie que quel soit l’âge du souscripteur, il percevra la même somme chaque année jusqu’à la fin de sa vie. Au départ, cela n’a pas posé de problème parce que les souscripteurs étaient en général des adultes, et que le taux fixe était calculé pour correspondre à l’ancien taux d’un emprunteur de 50 ans environ.

Failles juridiques et astuces

Mais en 1771, des banques genevoises se sont rendu compte qu’aucune règle n’imposait de prendre une rente en son nom. Pour toucher son argent, il fallait prouver que l’on était en vie. Or les certificats de vie étaient coûteux, et beaucoup de gens choisissaient plutôt de souscrire une rente dont la durée de vie était celle d’une personnalité célèbre. Lors de son exécution en 1793, 400 000£ de rentes reposaient sur la vie de Louis XVI. Exploitant la faille, les banques ont donc sélectionnée des jeunes filles de 4 à 7 ans (la plupart des maladies infantiles surviennent entre 0 et 3 ans, donc l’espérance de vie d’un enfant est supérieure à celle d’un nouveau-né), et placé les rentes en leurs noms. On leur payait même un suivi médical… Marc Cramer raconte que quand des garçons étaient choisis, “on alla jusqu’à leur offrir de petites pensions, en échange de l’engagement qu’ils prenaient de ne pas quitter le pays et de ne pas embrasser des carrières, jugées dangereuses, comme le service étranger”. Rien de tel que le calme des montagnes suisses pour préserver la santé…

La titrisation

Habiles, les banquiers suisses ont poussé le mécanisme encore plus loin : “pour diminuer le risque de pertes par accident, le banquier choisissait un certain nombre de «têtes», 30, 50, 60 (le plus souvent 30, d’où le nom d’Emprunt des 30 têtes genevoises)”. Les rentes étaient regroupées dans un seul package financier, dont les parts étaient ensuite proposées aux clients. Cela vous rappelle quelque chose ? C’est le même mécanisme que la titrisation des prêts immobiliers*, une technique soi-disant révolutionnaire qui fut à l’origine de la crise des subprimes. Mais nous allons voir que c’est dans l’autre sens du mot que la technique fut révolutionnaire.

Les rentes étaient réunies dans un fonds, puis les parts de ce fonds étaient mises en vente. Ainsi, si un enfant décède, le risque est limité, parce que les autres annuités continuent de rapporter. Les actionnaires du fonds touchent donc de toute façon de l’argent. Le profit est assuré, du moins en théorie. En l’occurrence, le mécanisme a fonctionné jusqu’en 1797. Epuisé par les guerres post-révolutionnaires, l’Etat français a fini par faire défaut de façon massive, répudiant deux tiers de sa dette. Dans le monde plus apaisé du 21ème siècle, c’est la fin de la bulle immobilière qui mit fin à la magie, quand le nombre d’emprunteurs faisant défaut en même temps devint excessif.

Les leçons de l’histoire

Aujourd’hui, la titrisation fait son retour dans l’actualité puisque les décideurs politiques tentent de faciliter le crédit dans l’économie en rouvrant un marché rentable. Ainsi, la Commission Européenne insiste fortement sur la titrisation des prêts aux PME dans son tout récent Livre Vert sur le financement à long terme de l’économie européenne.

Pour Finance Watch, toute tentative de faire renaître ces techniques devrait se faire en se souvenant de l’histoire. De la crise des subprimes, il faut retenir que la titrisation doit être faite en limitant l’effet de levier et la transformation de maturités, et uniquement dans les cas où il n’existe pas de problème principal-agent. Du schéma genevois, il faut retenir que la titrisation peut modifier la nature d’un investissement, en introduisant un aléa moral. D’un placement bourgeois destiné aux particuliers, l’annuité est devenue l’objet d’investissements institutionnels spéculatifs, mettant en danger les finances publiques.

Retournons en 1782. On estime que les trois-quarts des rentes émises cette année-là ont été souscrites au nom de jeunes enfants. Des banques françaises (et peut-être des particuliers) avaient massivement imité le schéma genevois. Cette petite ruse a donc contribué à augmenter la charge de la dette, et, indirectement, à la chute de l’Ancien Régime.

De nos jours, la charge de la dette n’est pas aussi dramatique. Mais l’histoire financière est plein de surprises : qui aurait cru que les premières révolutionnaires étaient les petites filles de la bourgeoisie suisse ?

Fabien Hassan

Pour en savoir plus :

  • Marc Cramer, “Les trente Demoiselles de Genève et les billets solidaires”, Swiss Journal of Economics and Statistics (SJES), 1946, vol. 82, issue II, pages 109-138.
  • Francois Velde and David Weir, “The Financial Market and Government Debt Policy in France, 1746-93,” Journal of Economic History, March 1992

**Si vous voulez mieux comprendre le mécanisme de la titrisation, cette vidéo (en anglais uniquement) est un dessin animé particulièrement clair sur le sujet.

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