En 1932, Berle et Means publient un ouvrage qui donnera naissance à une nouvelle discipline : la gouvernance d’entreprise. Souvent cité, rarement lu de nos jours, leur livre répond à ces questions par des intuitions extrêmement radicales.
La séparation de la propriété et du contrôle
En 1932, trois ans après le crash de 1929, Berle et Means publient L’Entreprise Moderne et la Propriété Privée. Cet ouvrage est considéré comme étant à l’origine de la gouvernance d’entreprise, devenue par la suite un domaine de recherche académique à part entière. L’écho de ce livre n’a pas échappé au législateur, et en 1934, il devient l’un des piliers intellectuels de la création de la S.E.C., l’autorité boursière américaine.
Le chapitre VI du livre I, « La divergence d’intérêts entre la propriété et le contrôle », est resté célèbre, car il pose pour la première fois de façon claire la séparation de la propriété (les actionnaires) et du contrôle (les managers) dans les entreprises modernes. Berle et Means démontrent qu’il existe un conflit d’intérêt structurel entre actionnaires et managers. Ces derniers ont tendance à rechercher leur profit personnel, et non l’intérêt de leur entreprise. C’est cela qui a conduit à l’interdiction du délit d’initié, et à la mise en place d’obligations de transparence financière. Mais Berle et Means étaient-ils vraiment les champions du petit actionnariat individuel spolié par la cupidité des managers ? Et si tel était le cas, pourquoi craignent-ils que : « l’essentiel de l’économie américaine soit bientôt contrôlé par des administrateurs au seul bénéfice de propriétaires de titres inactifs et irresponsables » ?
L’histoire des idées est souvent surprenante. Berle et Means sont reconnus pour le concept de séparation de la propriété et du contrôle. Mais pour eux, ce n’était qu’un constat, qui servait de point de départ à une réflexion étonnamment prophétique sur les marchés financiers modernes.
La capitulation de l’actionnaire
D’emblée, Berle et Means remettent en cause les thèses fondamentales de l’économie néoclassique : l’idée que les capitalistes sont des entrepreneurs qui prennent un risque, et qui méritent donc d’être rémunérés, tandis que les entreprises sont la propriété de leurs actionnaires. Selon les auteurs, la dispersion de la propriété rend cette vision obsolète. Les problèmes posés par le petit actionnariat et le contrôle avaient déjà été soulignés, bien avant Berle et Means. Au18ème siècle, les premières sociétés par actions commencent à prospérer en Grande-Bretagne. A propos de la faillite d’une de ces sociétés, Adam Smith écrit en 1776 dans La richesse des nations qu’elle : « avait un immense capital divisé entre un nombre immense de propriétaires. On devait donc naturellement s’attendre à ce que l’imprévoyance, la négligence et la prodigalité régneraient dans toute l’administration de ses affaires ». Depuis, l’immense succès des grandes entreprises a montré que même un grand économiste comme Adam Smith peut passer à côté d’une évolution majeure du capitalisme, qui est pourtant en train de se dérouler au moment où il écrit. (Il est toujours quelque peu injuste, mais très réconfortant, de constater rétrospectivement que même les plus grands esprits se trompent parfois radicalement).
Toutefois, Berle et Means ne traitent pas d’efficacité. Ils ne reprochent pas non plus leur comportement aux petits actionnaires, ce qui serait parfaitement inutile. Mais ils s’attaquent à des questions autrement plus essentielles. Ils tentent de tirer des conclusions sur le fonctionnement du système lui-même : « Les détenteurs de la propriété passive, en abandonnant le contrôle et la responsabilité sur la propriété active, ont abandonné leur droit à ce que l’entreprise soit gérée à leur seul bénéfice, – ils ont libéré la société de l’obligation de les protéger selon la pleine mesure qu’implique la doctrine stricte des droits de propriété. […] Les groupes de contrôle (i.e. les managers) ont, au contraire, ouvert la voie à des revendications issues de groupes beaucoup plus larges que les propriétaires, ou les détenteurs du contrôle ».
Cette conclusion peut surprendre, mais les actionnaires ne devraient pas être les seuls décideurs. D’autres parties intéressées, comme les salariés ou les représentants de l’intérêt général, devraient aussi être impliqués dans le management de l’entreprise. En cela, il est curieux que Berle et Means soient systématiquement cités pour justifier un renforcement des droits des actionnaires.
Les auteurs vont jusqu’à affirmer que cet état de choses devrait affecter la distribution des profits : « Il est concevable, – et même essentiel à la survie du système, – que le ‘contrôle’ de la grande entreprise évolue en une technocratie purement neutre, qui équilibre les diverses revendications de différents groupes sociaux, et assigne à chacun une part du flux de revenu, sur la base de l’intérêt public plutôt que de la cupidité privée ». Si l’implication de différentes parties prenantes est maintenant largement recommandée (voir les Principes de gouvernement d’entreprise de l’OCDE, 2004), personne n’est aujourd’hui radical au point de suggérer que les actionnaires devraient être privés de leurs dividendes.
La banalité de l’action
En quoi cela s’applique-t-il à la finance ? Ce qui a déclenché la réflexion de Berle et Means, c’est le changement d’échelle de l’industrie américaine. « La taille seule suffit à donner à ces sociétés géantes une signification sociale que n’ont pas les plus petites unités de l’entreprise privée ». Pensez alors à l’immense expansion et à la concentration du secteur financier depuis une vingtaine d’années, et vous verrez que les défis de 1932 n’ont pas encore été relevés. Disposons-nous du cadre intellectuel permettant de conceptualiser le rôle des grandes banques et de leurs actionnaires dans notre économie ?
Dans la préface à l’édition révisée de 1967, Adolf A. Berle commente les développements du droit et de l’économie américains depuis la première parution de L’entreprise moderne, en 1932. Il estime que sur les marchés financiers modernes, les actions ne sont qu’un actif financier parmi d’autres, comme l’immobilier ou les matières premières. Bien entendu, en 2014, c’est un point de vue relativement consensuel, mais ça ne l’était pas au moment où Berle rédigeait sa préface.
La banalité de l’action mène à une distinction radicale entre investissement d’une part, et achat de titres d’autre part, qui mérite une longue citation : « Maintenant, clairement, la richesse [de l’actionnaire] ne peut être justifiée par les vieilles maximes économiques, malgré l’argumentation passionnée et sentimentaliste des économistes néoclassiques, qui voudraient nous faire croire que l’ancien système n’a pas changé. L’acheteur d’une action ne contribue pas à l’épargne de l’entreprise, lui permettant ainsi d’augmenter sa production, ou d’améliorer sa gestion. Il ne prend pas le ‘risque’ d’une opération économique nouvelle ou augmentée ; il se contente d’estimer les chances que la valeur de l’action de la société augmente. La seule contribution de son achat à une autre personne que lui-même est le maintien de la liquidité pour d’autres actionnaires qui souhaiteraient convertir leur portefeuille en cash. Manifestement, il ne peut pas et n’a pas l’intention de contribuer à l’effort ou au service managérial ou entrepreneurial ».
Le capital est-il toujours le capital ?
On pourrait rétorquer que le capital a toujours été passif, comme le marxisme l’a démontré. Mais Berle répondrait certainement que la détention passive de titres augmente d’un degré supplémentaire la passivité des capitalistes, au point que ceux-ci ne devraient même plus être appelés capitalistes, car ils ne présentent même plus les caractéristiques les plus basiques de l’entreprenariat. « La propriété passive – en particulier, d’actions – perd de plus en plus sa fonction de ‘capital’. Elle devient principalement une méthode de distribution de la richesse liquide, et un canal de distribution du revenu dont l’accumulation à des fins d’investissement n’est pas nécessaire ».
Philosophiquement en symbiose avec la dramatique conclusion de Berle, Finance Watch pense que les marchés financiers ne devraient pas perdre leur « fonction de capital ». Leur capacité à financer l’économie de l’UE doit être restaurée. Cependant, il est crucial de comprendre qu’il existe une tendance constante des marchés financiers à dériver de cette fonction, et à devenir une simple « méthode de distribution de la richesse liquide ». C’est pourquoi Finance Watch répète que les marchés de capitaux devraient promouvoir un sens du partenariat entre les investisseurs et les entreprises dans lesquelles ils investissent, de telle sorte que la société soit gagnante quand les investisseurs le sont. Les marchés ne doivent pas se contenter d’offrir de la liquidité pour des paris spéculatifs (voir le dossier sur le financement à long terme, en anglais uniquement).
Finalement, ne résistons pas au plaisir de citer la superbe conclusion de Berle à sa préface de 1967 : « La justification de l’existence de l’actionnariat dépend donc d’une distribution croissante dans la population américaine. […]. Un salaire annuel garanti pour tous, un revenu minimal assuré par l’Etat, une part actionnariale dans l’économie des Etats-Unis distribuée à chaque famille américaine – voilà différents moyens de donner aux Américains la capacité de régler leurs propres vies, au lieu de voir leurs vies réglées pour eux par des forces économiques aveugles, la compulsion de la pauvreté, ou les réglementations d’une bureaucratie du travail social ».
Fabien Hassan
Références
Berle, Adolf A. & Gardiner C. Means. The Modern Corporation and Private Property. New York: Harcourt, Brace & World, 1968 (uniquement en anglais, les traductions sont celles de l’auteur).