Un marché est qualifié de ‘liquide’ quand un investisseur peut y vendre rapidement une quantité assez importante de titres sans effet majeur sur les prix.
Mais la liquidité des marchés financiers est une arme à double tranchant. Côté avantage, elle contribue en temps normal au fonctionnement des marchés puisque les participants peuvent ainsi facilement trouver des acheteurs quand ils souhaitent vendre et réciproquement. Côté inconvénient, la réaction des marchés peut très vite être excessive, et l’excès nuit en tout.
Un an après la crise financière, l’influente Turner Review concluait que la confiance excessive des banques dans des marchés liquides avait fortement contribué à la crise financière mondiale. Nombre de réformes et de propositions réglementaires avaient alors suivi, certaines étant actuellement encore en cours de négociation et de finalisation.
Aujourd’hui, sept ans après la crise, la liquidité préoccupe à nouveau les régulateurs. Ces dernières semaines, les prix des obligations des sociétés et des titres souverains sont de plus en plus instables. Des inquiétudes sont formulées quant à la liquidité (Economist, FT), au fonctionnement anormal des marchés (FT), voire même au risque d’une nouvelle crise découlant de problèmes de liquidité (WSJ, Reuters).
Certains lobbyistes de l’industrie financière s’emparent de ces préoccupations pour essayer d’imposer un assouplissement des règles sur les activités de trading des banques et pour réclamer, par exemple, l’abandon des propositions de restructuration des mégabanques (séparation des activités bancaires). Vu la baisse des revenus de trading ‘FICC’ (fixed income, currencies & commodities) enregistrée par un certain nombre de grandes banques presque chaque trimestre depuis cinq ans (FT), un recul réglementaire ne serait pas pour leur déplaire.
Mais cela jouerait-il en faveur des marchés et de l’économie ? Il y a des raisons d’en douter. S’il faut s’attaquer aux problèmes de liquidité à court terme, ce n’est certainement pas au moyen de politiques qui en aggravent les causes. Nous demandons aux décisionnaires politiques de se rappeler des leçons de la crise et de rester sur leurs gardes face au discours pro-liquidité qui leur est asséné.
Pour le marché dans son ensemble, la liquidité constitue un moyen et non une fin en soi. Ce que John Kay faisait remarquer à propos du marché des actions pourrait aussi s’appliquer à d’autres marchés : « le degré de liquidé ne constitue pas forcément un moyen approprié de mesurer l’efficacité du marché des actions ».
Premièrement la liquidité du marché est très procyclique: elle dépend fortement de la cupidité et des craintes des investisseurs. Elle peut donc décliner très rapidement en période de stress: vu le comportement moutonnier des investisseurs, tous souhaitent investir quand le marché est en hausse et vendre quand il baisse. Ceci est d’autant plus problématique que les marchés financiers ont aussi tendance – du fait de leur profil notoirement maniaco-dépressif – à parfois réagir de manière excessive et irrationnelle.
Deuxièmement, l’attention démesurée dont bénéficient actuellement la liquidité et la disponibilité permanente des titres encourage une approche à très court terme des investisseurs et ne favorise pas une diligence raisonnable : les investisseurs peuvent au contraire compter sur la possibilité de vendre très rapidement un titre s’ils changeaient d’avis. En revanche, investir dans des actifs illiquides pousse les investisseurs à acheter à long terme et à évaluer attentivement les risques que comportent les actifs en question, étant donné qu’ils ne pourront vendre rapidement en cas de baisse du marché. Le responsable de la gestion des actifs chez JPMorgan, Robert Michele, l’a résumé en déclarant que des marchés moins hyperactifs pourraient « forcer les gens à redevenir des investisseurs, plutôt que de simples traders » (FT).
Troisièmement et c’est le plus important, un marché procyclique requiert des entités contracycliques : quand tous souhaitent vendre, il en faut qui désirent et peuvent acheter pour éviter un effondrement du marché. Dans le cas des banques, c’est la Banque Centrale Européenne qui joue ce rôle. Dans le cas des établissements non-bancaires, personne ne l’assume dans les faits puisque ces acteurs (shadow banking) n’ont pas accès aux dispositifs publics de sécurité. Pour assurer la stabilité de notre système financier, certains régulateurs se sont ainsi demandé s’il ne convient pas de restreindre la taille de ce secteur bancaire de l’ombre (NY Fed). C’est pourtant actuellement le contraire qui est fait, et l’Union des marchés des capitaux ne fait que favoriser la croissance du « shadow banking ».
La première étape consiste à quantifier le problème, en analysant certains des indicateurs utilisés pour évaluer la liquidité.
Si l’on compare le volume des transactions aux encours (turnover ratio), on observe que la liquidité des obligations de sociétés a décliné dans bien des juridictions. Ceci n’est toutefois pas dû à une baisse des volumes échangés, mais à une hausse des encours, elle-même liée à une augmentation des volumes des titres émis dans de nombreuses économies de marché avancées et émergentes. Une telle montée en flèche des émissions primaires est le signe d’un marché en bonne santé. Le turnover ratio nous informe en fait sur le rythme de rotation des portefeuilles, ce qui ne donne que peu d’indications sur la diversité et la bonne santé du marché, et la diminution de ce ratio peut même conduire à une réduction des frais pour les investisseurs finaux.
Un autre indicateur est la mesure de l’écart entre le cours acheteur et le cours vendeur d’un titre (spread) si l’on procédait aux deux opérations (achat et vente du même titre) simultanément – transaction qui ne serait jamais effectuée par un investisseur, comme le souligne John Kay. Sur le marché obligataire souverain, cet écart est revenu aux niveaux d’avant la crise financière mondiale. Mais sur les marchés où le spread a augmenté, cela peut simplement être le signe d’une meilleure fixation des prix plutôt que d’un problème de liquidité. Les nouvelles réglementations imposent en effet aux banques de mieux mesurer les risques qu’elles prennent (la sous-appréciation du risque est l’un des autres facteurs importants cité parmi les causes de la crise financière).
D’autres explications sont à apporter à la baisse de ces indicateurs: par exemple, une plus grande concentration dans le secteur de la gestion des actifs augmente l’impact des décisions des grands acteurs sur la liquidité. De même, un assouplissement quantitatif (quantitative easing) pourrait affecter la liquidité si des quantités importantes de certains actifs sont retirées du marché. Rien n’indique donc que la baisse de liquidité découle uniquement de la réglementation, ni que le retrait de certaines réglementations restaurerait la liquidité.
Dans les faits, ces inquiétudes concernant la liquidité pourraient bien être le symptôme de problèmes plus profonds que ces mêmes réglementations ont pour but d’éviter. L’ancien PDG de Citigroup, Chuck Prince, n’a-t-il pas affirmé : « Lorsque la musique s’arrêtera, les choses se compliqueront en termes de liquidité. Mais tant que la musique continue, il faut se lever et danser » ? Dans le cas de la crise, ce sont des doutes sur la solvabilité des banques qui ont arrêté la musique, et les problèmes de liquidité en ont été la conséquence.
La récente volatilité sur les marchés des obligations de sociétés et des titres souverains pose la même question : s’agit-il d’une problématique inédite découlant de la nouvelle réglementation ou d’une autre version du même problème – à savoir un excès de confiance dans la liquidité des marchés à court terme – que cette nouvelle réglementation n’a pas permis de régler ?
Le commentaire de Keynes selon lequel aucune des maximes de la finance orthodoxe n’est « plus antisociale que le fétiche de la liquidité » suggère qu’il s’agit d’un problème de longue date. Son raisonnement reste tout aussi pertinent aujourd’hui : la doctrine de la liquidité, écrivait-il, distrait les investisseurs de leur objet social et néglige le fait que pour la communauté dans son ensemble la liquidité d’un investissement n’a pas de sens (Théorie générale, chapitre 12, section V.4).
L’obsession de la liquidité est pertinente pour les intermédiaires dont l’essentiel de l’activité est transactionnelle. Les décisionnaires confrontés au discours pro-liquidité gagneraient donc certainement à prendre un peu de recul – au bénéfice de l’économie au sens large.