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Vu d’Allemagne I – Comment le système bancaire allemand et ses trois piliers ont traversé la crise financière

Banking diversity
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“Pillars” Wikimedia Commons

Säulenordnungen, Deutsche Fotothek, Marcus Vitruvius Pollio & Walther Hermann Ryff, 1575

Depuis que l’essentiel de l’attention médiatique et politique s’est déplacé des institutions financières privées vers les questions de dette publique, l’Allemagne s’est peu à peu imposée comme l’acteur-clé en Europe. Stabilité politique, bonne situation budgétaire, et excédent commercial conséquent sont les ingrédients de ce qui est considéré comme le grand succès économique au sein de l’UE. Pourtant, souvenons-nous : en 2008, lorsque la crise financière frappe l’Europe, les banques allemandes semblent les plus fragiles, et l’Etat doit procéder à des recapitalisations massives. Pour mieux comprendre le monde de la finance allemande, notre contributeur invité, Fabien Hassan, qui réside actuellement à Berlin, revient sur l’histoire et l’organisation des banques allemandes.

Un système bancaire “à l’ancienne” ?

Le métier de banquier est censé être très simple : collecter les dépôts, puis prêter cet argent. De ce point de vue, les banques allemandes devraient avoir un avantage compétitif, parce qu’elles sont assises sur une énorme quantité d’argent. Depuis 2006, les ménages allemands épargnent près de 25% de leurs revenus. La comparaison avec d’autres grandes économies est frappante : en 2012, les Français, les Italiens et les Espagnols ont n’épargné que 18% environ. Au Royaume-Uni, ce taux est seulement de 10,8% (OCDE, 2013).

Théoriquement, on pourrait penser qu’un taux d’épargne plus élevé favorise la stabilité financière. Mais aujourd’hui, la banque est beaucoup plus compliquée que ça. Dans les années 1960, les banquiers américains avaient coutume de dire que leur métier obéissait à la règle du 3-6-3 : rémunérer les dépôts à 3%, prêter à un taux de 6%, et être au terrain de golf à 15h. En un sens, la règle du 3-6-3 définit ce que l’on pourrait appeler la banque “à l’ancienne” : peu concurrentielle, hostile à la prise de risque, modérément rentable, et peut-être même ennuyante. Aux Etats-Unis, toute une littérature traite de la défaite sociologique de cette conception du métier de banquier, au profit des mathématiciens, des traders, des preneurs de risque. Par contraste, les banques allemandes sont toujours perçues comme conservatrices, alors qu’elles se sont engagées dans des activités de marché spéculatives, tout autant que leurs concurrents américains et européens.

Mais si la finance allemande est si conservatrice, pourquoi le gouvernement a-t-il été contraint d’engager l’équivalent de 9,1% du PIB dans un plan de sauvetage bancaire ? En octobre 2008, l’Etat fédéral met en place le Sonderfonds Finanzmarktstabilisierung (SoFFin), un fonds de 480 milliards d’euros destiné à offrir des garanties aux banques et à permettre d’éventuelles recapitalisations.

Ces événements ont fait renaître une vieille controverse sur les mérites du système bancaire allemand et de sa principale caractéristique, la structure dite en trois piliers. A ce stade, la question est toujours ouverte. Le système bancaire allemand a-t-il fait preuve de résilience, en aidant l’Allemagne à traverser une crise qui, sans cela, aurait été encore pire ? Ou au contraire, a-t-il échoué, contraignant le gouvernement à intervenir pour sauver des banques qui n’auraient jamais dû être si fragiles, dans un pays dont la position financière est si solide ?

Le système des trois piliers

Le trait distinctif du système bancaire allemand est donc cette structure en trois piliers : les banques privées commerciales, les banques publiques, et les banques coopératives.

Les banques privées commerciales. L’Allemagne en compte environ 300. Jusqu’à la crise, cinq acteurs majeurs dominent le secteur privé : Commerzbank, Dresdner Bank, Deutsche Bank, Deutsche Postbank AG, et HypoVereinsbank. Ces banques sont fortement internationalisées, et se concentrent sur la clientèle d’affaires et les activités de marché. Au total, en 2010, le secteur privé commercial allemand ne représente que 36% des actifs bancaires totaux (Brämer & ali, 2011).

Pendant la crise, les grandes banques sont passées très près de la faillite, et n’ont pu être sauvées que par des restructurations supervisées par les autorités. Dresdner Bank et Deutsche Postbank AG ont respectivement été reprises par Commerzbank et Deutsche Bank. Il n’y a donc plus que trois leaders majeurs. Commerzbank, dont l’Etat allemand détient actuellement 17%, continue de faire face aux conséquences de la crise. En 2013, elle a dégagé de faibles profits, pour la première fois depuis 2008.

Les banques publiques. L’organisation du secteur bancaire public est à la fois territoriale et verticale. Les banques et les collectivités locales possèdent les Sparkassen locales, tandis que les Länder (les régions) possèdent les Landesbanken. Il existe d’autres institutions, comme les banques de développement, appelées en allemand banques de promotion (Förderbanken). Les banques publiques doivent être “complémentaires du marché, là où l’Etat considère les résultats du marché libre comme insuffisants, et donc socialement inacceptables” (VÖB, 2014). En 2001, la Commission Européenne décide de mettre fin au système de garanties publiques (Anstaltslast et Gewährträgerhaftung) bénéficiant aux institutions de crédit de droit public en Allemagne. Ce système est qualifié d’aide d’Etat contraire aux traités européens, parce qu’il permet aux banques de se financer dans des conditions plus favorables. Les autorités allemandes, les banques publiques et la Commission parviennent à un accord en 2001-02, à la suite duquel la loi allemande fût modifiée. Environ 600 banques publiques doivent alors apprendre à fonctionner sans garantie publique explicite.

Comment ce pilier a-t-il résisté à la crise ? La résilience des Sparkassen a été exceptionnelle. Bien sûr, en 2008, elles ont perdu de l’argent. Mais dès 2009, leurs profits retrouvent leurs niveaux de 2007, alors que les banques commerciales ont encore des résultats négatifs. Pour nuancer, il faut dire que la rentabilité du secteur public n’a jamais été très élevée, ce qui est logique dans la mesure où la maximisation du profit ne constitue par l’objectif principal.

Contrairement aux banques locales, les banques régionales ou Landesbanken ont accumulé de lourdes pertes, qui ont entraîné des restructurations massives et une intervention publique. Le cas le plus emblématique est celui de la reprise de la banque de Saxe par la banque du Bade-Wurtemberg. En effet, à travers une filiale irlandaise, la banque de Saxe était irrémédiablement empêtrée dans la crise des subprimes. Pourquoi et comment une banque publique a pu mener à une telle échelle des activités spéculatives sur des produits très risqués a suscité une vive polémique Outre-Rhin. La structure de financement de la plupart des Landesbanken était instable, reposant excessivement sur des financements de court terme. Consommateurs et petites entreprises ont été consternés par le comportement de leurs banquiers locaux, qui leur tant avaient parlé de relation de confiance pour se distinguer des géants du secteur comme la Deutsche Bank. Une partie de l’explication pourrait résider dans une faille juridique issue des mesures de transition prévues par la Commission en 2001. “Pour les engagements contractés entre le 19 juillet 2001 et le 18 juillet 2005, la Gewährträgerhaftung ne sera maintenue que pour ceux qui viennent à échéance avant la fin de […] 2015” (Commission Européenne, 2001). Entre 2001 et 2005, avec une forte accélération à partir de 2003, certaines Landesbanken ont donc emprunté autant d’argent que possible avec garantie publique, et ont utilisé cet argent pour spéculer. Elles pensaient que cette stratégie permettrait de faciliter la transition.

Le futur des Landesbanken est désormais l’objet d’un débat politique et académique. Le problème se résume-t-il à une gouvernance trop laxiste, qui a favorisé une prise de risque excessive ? En tout cas, les banques publiques ont conservé une forte position. Fin 2012, leur part de marché cumulée était de 36% (VÖB, 2014).

Les banques coopératives. Ce sont les plus nombreuses, 1162 en 2010 (Brämer & ali, 2011). Détenues par leurs clients, elles sont régies par le principe coopératif du “une personne, un vote”. Elles visent avant tout à servir les intérêts de leurs membres, en général des agriculteurs ou des petites entreprises. Cela ne les empêche pas de générer des profits en proposant leurs services d’épargne et de prêt aux membres et aux non-membres, qui représentent environ la moitié des clients.

Bien entendu, la banque coopérative n’a pas été directement affectée par les troubles mondiaux de 2008. En tenant compte de l’état de l’économie, les banques coopératives ont obtenu des résultats remarquables. Même en 2008, la pire année de la crise, elles ont réussi à réaliser un petit profit. En 2012, les profits nets ont atteint 6,9 milliards d’euros. Les difficultés des grandes banques et la désapprobation morale des consommateurs ont bénéficié au secteur coopératif.

L’impact de la réglementation sur les banques coopératives est un enjeu important pour les régulateurs, en particulier la reconnaissance des spécificités relatives aux capitaux propres dues au fonctionnement de leurs actions (BVR, 2012).

Une tradition d’autorégulation

L’Allemagne compte plus de banques que tout autre pays de l’UE. Dans les années 1990, cette dispersion était perçue comme un frein pour l’économie. Le nombre de banques diminue constamment dans l’ensemble de l’UE. Mais en Allemagne, ce mouvement a été particulièrement marqué. Il y avait 4582 banques en 1990, contre seulement 1898 en 2011. Malgré cette concentration, 24% des banques de l’UE sont allemandes en 2011. En moyenne, elles sont assez petites, et ne possèdent que 18% des actifs totaux de l’UE-27 (FBE, 2013). Selon une note technique du FMI, ce grand nombre de banques “est quelque peu trompeur, parce que le secteur public et les banques coopératives sont étroitement liées l’un à l’autre au sein de leurs piliers respectifs, à travers des garanties mutuelles, le ‘principe régional’, la mise en commun de certaines activités commerciales ou de fonctions administratives, et la présence d’institutions centralisatrices de fonds telles que les Landesbanken et les Sparkassen”.

Le nombre de banques et le système politique décentralisé de l’Allemagne fédérale contribuent à expliquer une forte tradition d’autorégulation. Les banques continuent de se conformer à des accords sectoriels, en plus des principes législatifs. Ainsi, les banques coopératives ne sont plus juridiquement tenues par le principe de territorialité, qui leur interdisait de collecter des dépôts ou d’accorder des prêts en-dehors d’une certaine zone. Mais en pratique, cette règle est encore respectée.

Le système de protection des dépôts constitue un autre exemple significatif. Chacune des quatre associations bancaires a volontairement mis en place son propre mécanisme ; et ceux-ci vont au-delà du minimum européen garanti de 100 000€ par déposant. Ainsi, l’Association des Banques Allemandes (Bankenverband) garantit jusqu’à 30% du passif de chaque banque membre . C’est pourquoi elles se sont opposées à certaines sections du projet d’Union Bancaire. Les banques allemandes sont réticentes à évoluer vers un cadre européen intégré. Elles estiment leur propre système efficace, et comme celui-ci ne repose pas uniquement sur la loi, il ne peut pas être transposé en tant que tel. Il faudra donc s’adapter. De plus, la concurrence des institutions publiques rend les banques allemandes structurellement moins rentables que la moyenne européenne, ce qui réduit les marges de manœuvre disponibles pour un cadre réglementaire plus strict.

L’attachement des Allemands à leur système bancaire

Le système des trois piliers a survécu à la crise financière. Désormais, il fait face à un nouveau défi : s’adapter aux changements réglementaires qui sont actuellement et vont continuer à être mis en place pour restaurer la stabilité du secteur financier européen. Pendant la crise, les banques allemandes ont obtenu des résultats en demi-teinte. On y retrouve les mêmes problèmes que partout ailleurs : une prise de risque excessive, et une spéculation totalement inopportune.

Cependant, malgré les scandales impliquant certaines des principales Landesbanken, les Allemands ont prouvé leur attachement au système des trois piliers. En effet, toutes les Landesbanken ne se sont pas comportées comme celle de Saxe. Mais surtout, le financement des PME, qui sont généralement perçues comme le secret du modèle de croissance allemand, repose encore largement sur les banques publiques et coopératives (voir article suivant, à paraître). Pour comprendre la position allemande sur des débats tels que l’Union Bancaire, et en particulier l’opposition des Landesbanken à un mécanisme de supervision unique et à des exigences de capitaux propres renforcées, il est essentiel de rappeler les spécificités d’un système bancaire, qui, dans une large mesure, n’obéit pas entièrement à la logique de la maximisation du profit.

La plupart des observateurs estime que les réformes des années 1990 ont résolu les principales défaillances de gouvernance des institutions publiques. Les évaluations sont donc le plus souvent positives : ” les entreprises et les consommateurs allemands bénéficient d’un système qui propose un large éventail de services financiers. […]. Les intermédiaires de crédit allemands ont donc la capacité d’augmenter le bien-être social en offrant des services et un lissage intertemporel des revenus que le marché, qui raisonne à plus court terme, n’est pas incité à offrir” (FMI, 2011).

Les leçons du système bancaire allemand

Que faut-il retenir de l’analyse de la résilience et des fragilités des banques allemandes pendant la crise ?

Tout d’abord, les banques qui ne recherchent pas exclusivement le profit sont utiles à la société. Les petites entreprises et les consommateurs tirent un bénéfice de l’existence de sources de financement alternatives, telles que les banques publiques et coopératives. Les hommes politiques et les banquiers allemands ont conscience des imperfections du marché. Ce qui explique pourquoi, malgré 25 années de réforme continue, “le niveau d’engagement public dans le système reste en substance inchangé et continue à être plus élevé que dans tout autre pays de l’UE” (FMI, 2011).

La seconde leçon réside dans le fait que malgré leur diversité, différents types de banques ont pris des risques excessifs pendant la crise. La régulation devrait donc, dans la mesure du possible, traiter toutes les banques de la même façon.

Enfin, il faut souligner qu’en 2001, les autorités européennes de concurrence ont retiré aux banques publiques leurs garanties, suite à un raisonnement solide reposant sur la concurrence déloyale. Mais les recapitalisations massives de 2008 ont montré qu’une garantie publique, implicite, existe toujours, et qu’elle bénéficie en premier lieu aux banques privées commerciales. Le résultat est donc un paradoxe profondément insatisfaisant : on est en droit de se demander pourquoi les banques publiques, qui sont légalement tenues de servir l’intérêt général, sont désormais moins bien protégées que les institutions privées ‘too-big-to-fail’, qui ne recherchent que leur propre profit. En ce sens, l’Allemagne, comme les autres Etats Membres de l’UE, profiterait considérablement d’une réforme structurelle du secteur bancaire, telle que défendue, entre autres, par Finance Watch.

Fabien Hassan

Références

  • BVR, Bundesverband der Deutschen Volksbanken und Raiffeisenbanken (2012). Consolidated Accounts 2012. URL: http://www.bvr.coop/coop/download/KJA_en_2012.pdf. [en anglais]
  • Brämer P., Gischer H., Richter T., (2013). Le système bancaire allemand et la crise financière. Regards sur l’économie allemande, Paris. URL: http://rea.revues.org/index4285.html.
  • Commission Européenne, (2001). XXXIe Rapport sur la politique de concurrence 2001, Luxembourg.
  • Fédération Bancaire Européenne (2013). EU Banking Sector: Facts & Figures 2012. Available on: http://www.ebf-fbe.eu/index.php?page=statistics. [en anglais]
  • Grossman E., Woll C., (2013). Saving the Banks: The Political Economy of Bailouts. Comparative Political Studies. URL: http://cps.sagepub.com/content/47/4/574. [en anglais]
  • Fonds Monétaire International, (2011). Germany: Technical Note on Banking Sector Structure. [en anglais]
  • Labye A., Lagoutte C., Renversez F., (2002). Banques mutualistes et systèmes financiers: une analyse comparative Allemagne, Grande-Bretagne, France. Revue d’économie financière, 67(3), 85-109, Paris.
  • Organisation for Economic Co-operation and Development (OCDE), (2013). Economic Outlook.
  • Toutes les statistiques sont disponibles sur le lien suivant : http://www.oecd.org/eco/outlook/economicoutlook.htm/.
  • VÖB, Association of Public German Banks (2014). Promotional Banks in Germany, Acting in the public interest. Disponible sur ce lien : http://www.voeb.de/de/ueber_uns/. [en allemand]
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