“Paquet bancaire” 2021 de l’Union européenne : l’analyse de Finance Watch

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Révision des règles bancaires par la Commission européenne : les objectifs sont les bons, mais les propositions sont insuffisantes en termes de gestion des risques climatiques, et le délai supplémentaire accordé aux banques n’est pas justifiable.

N.B. : Ce billet est la traduction d’un communiqué initialement paru en anglais sur le site principal de Finance Watch.

BRUXELLES, 27 octobre 2021 – Finance Watch se félicite des objectifs fixés dans la proposition législative publiée aujourd’hui par la Commission européenne pour réviser les règles bancaires de l’Union européenne (UE).

Le “Paquet bancaire” vise à finaliser la mise en œuvre du dispositif de Bâle III, à intégrer les risques environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans la réglementation prudentielle et à renforcer la supervision du système bancaire. Malheureusement, même si les objectifs sont bons, les propositions sont insuffisantes en ce qui concerne deux éléments fondamentaux :

  • Les risques prudentiels liés au climat ne sont pas suffisamment pris en compte ;
  • Les retards dans la mise en œuvre de certaines mesures fondamentales, en particulier le “plancher de capital” (Output floor en anglais), risquent de nuire à la concurrence et à la stabilité financière au sein de l’UE.

Selon Thierry Philipponnat, Directeur de la recherche et du plaidoyer chez Finance Watch :

« En décidant de ne pas adopter d’exigences de fonds propres au titre du “premier pilier” pour s’attaquer aux risques systémiques liés aux changements climatiques, la Commission manque à son devoir d’application du principe de précaution inscrit dans le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Au lieu de cela, elle s’appuie sur une tentative illusoire d’évaluation des risques, qui prendra plus de temps que ce dont nous disposons pour faire face à l’urgence climatique. Elle  semble également ignorer les conclusions des rapports publiés récemment par le Network for Greening the Financial System (NGFS) et la Banque centrale européenne (BCE).

“Il est surprenant que la Commission européenne insiste pour que les autorités de surveillance et les banques effectuent régulièrement des tests de résistance au changement climatique alors que le NGFS a affirmé récemment que « les limites méthodologiques [pouvaient] nuire à l’utilité des exercices climatiques pour comprendre la nécessité d’adopter des politiques prudentielles ciblées et, par conséquent, calibrer les éventuels instruments prudentiels.

En outre, dans sa proposition, la Commission se fixe l’objectif contradictoire de « renforcer la résilience, sans augmenter de manière significative les exigences de fonds propres », ce qui donne de fait la priorité au rendement des fonds propres des banques sur les citoyens.”

Selon Julia Symon, chargée de recherche et de plaidoyer senior chez Finance Watch :

« À quelques jours de la COP 26 qui se tiendra à Glasgow, la proposition de la Commission est étonnamment faible en ce qui concerne la lutte contre les risques financiers liés au climat. C’est une occasion manquée pour l’UE de prendre les devants et d’ajuster les exigences prudentielles minimales de fonds propres (premier pilier) pour les risques liés aux énergies fossiles. Au lieu de cela, les propositions ne contiennent que des mesures souples, qui laissent une grande marge de manœuvre aux banques et ne seront ni efficaces ni rapides.

« Les règles prudentielles actuelles ne tiennent pas compte des risques que le changement climatique fait peser sur la stabilité financière, et cela revient en fait à subventionner les énergies fossiles et à précipiter l’économie vers la prochaine crise financière, qui viendra s’ajouter à la crise climatique. Cela a également pour effet de compromettre et de neutraliser les objectifs de l’ensemble de la feuille de route “finance durable” de l’UE.»

Selon Christian M. Stiefmueller, consultant senior en recherche et plaidoyer chez Finance Watch :

« L’accord international sur la finalisation du dispositif de Bâle III prévoyait une mise en œuvre complète pour 2028, une date qui se situe déjà vingt ans après le début de la crise financière mondiale. La Commission propose maintenant d’accorder aux banques européennes un délai supplémentaire de deux à quatre ans pour mettre en œuvre certaines des mesures restantes, notamment le plancher de fonds propres, indispensable pour garantir la stabilité financière et des conditions de concurrence équitables entre les petites et les grandes banques. Compte tenu des incertitudes macroéconomiques croissantes, ces retards ne sont pas justifiés : ils risquent de nuire à la concurrence et d’avoir pour effet de reporter les risques sur les citoyens et d’encourager les autres instances à également abaisser leurs exigences.

« Contrairement à ce que prétend le secteur bancaire, les augmentations de fonds propres résultant de la finalisation de la mise en œuvre du dispositif de Bâle III ne sont pas démesurées et ne se limitent pas à un petit nombre d’institutions ayant bénéficié de manière disproportionnée du recours aux notations internes. Pour se protéger efficacement contre de futures crises bancaires, il faudra augmenter encore les niveaux de fonds propres et garantir la résolvabilité des grands établissements financiers ».

Ces deux catégories de préoccupations sont décrites plus en détail ci-après.

Risques liés au changement climatique et stabilité financière

Le changement climatique constitue une grave menace pour la stabilité financière, notamment pour la stabilité du secteur bancaire, et tout porte à croire que ce risque ne cessera de croître avec l’inaction [1]. Le financement de l’exploration et de la production de combustibles fossiles accroît les risques systémiques liés aux changements climatiques et laisse les banques avec des portefeuilles d’actifs qui risquent de devenir partiellement ou totalement “échoués” (stranded assets) à mesure que les gouvernements mettront en œuvre des politiques de transition vers une économie plus durable. La BCE, principale autorité de surveillance de l’UE, a reconnu que « les coussins de fonds propres actuels ne [tenaient] pas compte des risques financiers liés au climat en raison de la pondération des risques sous-jacents qui ne [reflétait] pas encore pleinement les risques climatiques » [2]. Or, les propositions de la Commission ne sont pas suffisamment ambitieuses en ce qui concerne la mise au point de mesures opportunes et efficaces pour s’assurer que les règles prudentielles des banques tiennent compte des risques climatiques.

Au lieu de cela, la Commission a opté pour des mesures prudentielles plus souples pour faire face aux risques liés au climat, y compris aux risques de divergence avec les objectifs des politiques européennes. Les mesures sont axées sur la gouvernance, les stratégies et la gestion des risques des banques, ainsi que sur le processus de surveillance prudentielle et les tests de résistance. Les tests de résistance aux changements climatiques, en particulier, apparaissent dans la proposition de la Commission comme un prétexte pour retarder les actions, alors que le NGFS a affirmé que « les limites méthodologiques [pouvaient] nuire à l’utilité des exercices climatiques pour comprendre la nécessité d’adopter des politiques prudentielles ciblées afin de faire face aux risques climatiques et, par conséquent, calibrer les éventuels instruments prudentiels » [3].

De manière générale, les mesures proposées laissent une grande marge de manœuvre méthodologique aux banques, ce qui entraînera des divergences réglementaires concernant leur mise en œuvre. De ce fait, elles ne permettront pas de briser le cercle vicieux entre changement climatique et instabilité financière. On ne peut attendre des institutions financières qu’elles mettent au point des approches cohérentes pour identifier, mesurer et surveiller les risques liés au climat, alors que les autorités de surveillance elles-mêmes reconnaissent que ces risques présentent des caractéristiques uniques et qu’ils sont difficiles à quantifier [2,4]. Les différentes méthodes d’harmonisation qui existent sont incomplètes et incomparables, ce qui augmente les risques de « greenwashing » (écoblanchiment).

Du point de vue de la gouvernance, la proposition de directive sur les exigences de fonds propres ne prévoit pas d’obligation claire pour les banques de définir des objectifs de durabilité ni des scénarios de transition, ni d’adapter une partie de la rémunération de leur organe de direction en fonction de ces objectifs.

Les deux missions de l’Autorité bancaire européenne (ABE), qui consistent à étudier, d’ici à 2023, les possibilités de mise en place d’exigences prudentielles en matière de fonds propres pour tenir compte des risques liés au climat, et à définir, 18 mois après la date d’entrée en vigueur de la directive modifiée sur les fonds propres (très probablement pas avant 2025), des normes minimales et des méthodes de référence pour la gestion des risques ESG, y compris le décalage avec les politiques de l’UE, retarderont effectivement toute action et feront peser des risques beaucoup plus élevés sur le système financier et l’économie en général [1].

Retards susceptibles de compromettre les mesures de stabilité

Les réformes de Bâle III ont été mises en place en réponse à la crise financière mondiale de 2008/2009, une catastrophe économique qui a plongé l’Europe dans sa plus grave récession depuis la Seconde Guerre mondiale et a presque détruit la monnaie commune. Ces réformes avaient pour objectif de s’attaquer aux causes profondes de la crise, à savoir la prise de risques excessifs par le secteur bancaire et les risques systémiques émanant d’un petit nombre d’institutions financières mondiales considérées comme « trop grandes pour faire faillite » (too big to fail).

L’un des principaux facteurs qui ont favorisé la prise de risques excessifs dans le secteur bancaire a été la capacité des plus grandes banques à affiner leurs modèles de gestion des risques internes de façon à optimiser leurs rendements tout en limitant leurs exigences de fonds propres. Outre le fait qu’elle permet à ce type de banques de fonctionner sans disposer de fonds propres suffisants, cette pratique place les petites banques, qui ont tendance à respecter l’approche normalisée pour calculer les exigences de fonds propres, dans une position concurrentielle nettement défavorable. La dernière phase du dispositif de Bâle III contient un certain nombre de mesures essentielles pour résoudre ces problèmes bien documentés, en particulier la mise en place d’un « plancher de capital », qui consiste à aligner les approches de pondération des risques des banques fondées sur des modèles internes sur l’approche standardisée. En outre, certaines catégories de risques ne seront plus du tout compatibles avec l’approche fondée sur les modèles internes.

La Commission propose d’introduire le plancher de capital à partir de 2025, en accordant une période de transition jusqu’en 2030. Cela est toutefois contraire au dispositif de Bâle III, qui prévoit l’adoption complète du plancher de capital d’ici à 2028. Pour certaines catégories de risques, la proposition de la Commission prévoit des périodes de mise en œuvre progressive encore plus longues, allant jusqu’en 2032. Dans un monde en pleine mutation, où les risques macroéconomiques ne cessent de se multiplier, cela relèverait de l’inconséquence.

Concurrence dans le secteur bancaire  

Depuis la finalisation du dispositif de Bâle III en décembre 2019, le secteur bancaire a exigé des responsables politiques qu’ils tiennent leur promesse selon laquelle l’achèvement du dispositif ne devait pas entraîner de nouvelles augmentations significatives des exigences de fonds propres. Aucune distinction n’a été faite entre les concepts d’« augmentation des exigences de fonds propres » et d’« augmentation des fonds propres ». La finalisation du dispositif de Bâle III, en particulier la mise en place d’un « plancher de capital », ne fait pas augmenter les exigences de fonds propres:elle garantit simplement que les exigences de fonds propres en vigueur sont respectées de manière égale par tous les acteurs du marché. Les augmentations significatives de fonds propres réglementaires concernent les très grandes banques ainsi que huit établissements d’importance systémique mondiale et une poignée d’autres établissements d’importance systémique. Le reste du secteur bancaire européen semble pourtant avoir été convaincu de faire campagne pour préserver les avantages de leurs grands concurrents, en retardant un changement qui contribuerait à uniformiser les règles du jeu entre les grands et les petits établissements de crédit.

En outre, plusieurs dispositions du texte de la Commission semblent avoir pour objet de rassurer les banques plutôt que d’améliorer leur surveillance, par exemple en limitant le pouvoir discrétionnaire des autorités de surveillance d’imposer des exigences de fonds propres et des coussins pour les risques systémiques au titre du deuxième pilier.

Risques opérationnels

Une autre source de préoccupation est la mise en œuvre du nouveau cadre de calcul des exigences de fonds propres pour couvrir les risques opérationnels, catégorie de risque qui prend de plus en plus d’importance à une époque où les procédures du secteur bancaire sont toujours plus automatisées, les données transférées vers le « cloud » et les systèmes exposés à des cyberattaques de plus en plus sophistiquées.

Le dispositif final de Bâle III exige des banques qu’elles se conforment à la “nouvelle approche normalisée” pour la notation des risques opérationnels. Il s’agit d’un indicateur tenant compte du profil de risque inhérent à un secteur d’activité donné, d’une composante « indicateur de conjoncture », et d’une composante « pertes », qui tient compte des pertes passées subies par la banque dans ce secteur d’activité. L’usage de cette dernière est recommandée par le Comité de Bâle pour toutes les grandes unités bancaires (dont la valeur nette comptable dépasse 1 milliard d’euros) mais ne figure pourtant pas dans la proposition de la Commission.

Selon la Commission, les grandes banques de l’UE devraient être contraintes uniquement de recenser et de déclarer les pertes opérationnelles, mais n’auront pas à satisfaire à des exigences de fonds propres supplémentaires au titre du premier pilier pour tenir compte des lacunes dans leur gestion des risques opérationnels qui ont contribué à ces pertes.

Pour plus d’informations, veuillez contacter James Pieper, Finance Watch

+32 496 51 72 70

james.pieper@finance-watch.org

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Notes à l’attention de la presse

Le communiqué de presse de la Commission européenne annonçant les propositions, daté du 27 octobre 2021, est disponible ici (en anglais)

Le 27 octobre 2021, Finance Watch a de son côté publié une lettre ouverte dans laquelle 110 organisations et 60 éminents universitaires et personnalités influentes de la société civile du monde entier ont demandé aux dirigeants européens et mondiaux d’imposer des exigences de fonds propres plus strictes aux banques et aux assurances qui financent de nouveaux projets liés aux énergies fossiles.

Finance Watch a publié deux rapports sur la réglementation prudentielle pour les risques systémiques liés au climat dans les secteurs des banques et des assurances : Breaking the climate-finance doom loop et Insuring the uninsurable, ainsi qu’une lettre à l’attention des dirigeants européens (en anglais).

Finance Watch a assisté à une séance du Bundestag et a répondu à une consultation de la Commission européenne sur la finalisation du dispositif de Bâle III.

Notes de bas de page

[1] Les autorités de surveillance ont confirmé qu’il était clairement plus avantageux pour les institutions financières d’agir rapidement face aux risques financiers liés au climat que de retarder leur action. Voir, par exemple, S. Alogoskoufis, N. Dunz et al, ECB economy-wide climate stress test: Methodology and results, ECB Occasional Paper Series, No 281, septembre 2021.

[2] I. Baranović et al., The challenge of capturing climate risks in the banking regulatory framework: is there a need for a macroprudential response?, ECB Macroprudential Bulletin, 19 octobre 2021. Les propositions de Finance Watch relatives aux exigences de fonds propres, présentées en juin 2020 dans un rapport intitulé « Breaking the climate-finance doom loop », ont été reconnues par un panel international composé de 50 banques, ONG, universitaires, organismes de réglementation et investisseurs comme étant la proposition politique la mieux placée pour s’attaquer aux liens entre changements climatiques et instabilité financière. Voir Financial Stability in a Planetary Emergency, Climate Safe Lending Network, avril 2021.

[3] NGFS, Scenarios in Action: A progress report on global supervisory and central bank climate scenario exercises, Technical document, octobre 2021.

[4] Les principales difficultés liées à l’évaluation des risques climatiques ont été soulignées par le NGFS, le Comité de Bâle et l’Autorité bancaire européenne dans les rapports suivants : NGFS, Progress report on bridging data gaps, mai 2021 ; Banque des règlements internationaux, Climate-related financial risks – measurement methodologies; Climate-related risk drivers and their transmission channels, avril 2021 ; Autorité bancaire européenne, Report on management and supervision of ESG risks for credit institutions and investment firms, 23 juin 2021, p. 62, 95-97.

[5] ShareAction, Paris-alignment methodologies for banks: reality or illusion?, avril 2021; Portfolio Alignment Team (led by D.Blood, I.Levina), Measuring portfolio alignment: Assessing the position of companies and portfolios on the path to Net Zero, Q4 2020.

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